Juste quelques heures en forêt domaniale de Noiregoutte, où je voulais atteindre l’étang de Jemnaufaing en coupant à travers bois.
Comme toute domaniale qui se respecte, Noiregoutte est une haute futaie bien conduite et bien entretenue. J’y ai longé une hêtraie puis une clairière herbeuse piquée de parfaits sapins de Noël, mais cette domaniale abrite avant tout une pessière très homogène : une plantation d’épicéas reconquise de longue date par les mousses et les lichens, et où ce jour s’invite une brume légère.
En prenant un peu d’altitude, ce qui n’était que lambeaux et traces de neige s’est vite unifié en un lourd manteau, un épais reliquat des splendeurs hivernales qui, depuis le dégel, recueille tout ce que les arbres livrent au vent : aiguilles mortes, rameaux verts, fines brindilles courbées ou ramifiées, circonvolutions et arborescences des lichens. Quelques petites ailes aussi, enveloppes de graines de sapin et d’épicéa vidées de toute substance nutritive.
Tout cela compose une écriture plus qu’archaïque et plus que fossile, une écriture d’avant les temps, où se fondent cunéiforme et cursif par les brisures et les brèves courbes des aiguilles, idéogrammes et arabesques par les lichens et les rameaux.
Il semble qu’à la surface de cette vieille neige doive s’inscrire l’histoire de chaque arbre et de tout ce peuplement, un récit de transes longues et de chutes tues, une cartographie des souffles et des enlèvements, une calligraphie prolixe emplie des songes solaires et des regards de l’arbre, une épopée traversée par les cerfs et les campagnols.
Un peu de l’âge de l’arbre, un peu de son écorce, un peu de sa chair, en traits et pointillés.
Au retour j’ai voulu suivre une piste forestière. J’ai marché péniblement sur la neige crouteuse, damée par un engin à chenilles qui avait ouvert dans cette forêt une pure autoroute hivernale à l’usage des skieurs de fond. La trace mécanique me coupait du rythme et des détours imposés par les troncs, les bosses ; j’adoptais un point de vue extérieur au sous-bois et sans m’en rendre compte je progressais mécaniquement, tête baissée, m’enfonçant dans des pensées qui n’avaient plus rien à voir avec le fait d’être là, sous les arbres, avec la neige et les oiseaux, dans un lieu clair et vivant.
J’ai repéré à droite un fossé qui évoquait celui longé à l’aller, lorsque je suivais des bornes de limites communales – Planois et Gerbamont sans doute. Et c’était bien ce fossé. Et l’ayant traversé, guidé à nouveau par les bornes des communes, je constatais que la piste toujours proche était invisible, et je retrouvais les taches de neiges et les flaques d’eau de fonte dans les creux du terrain moussu, les squelettes des cimes brisées, les hêtres rachitiques, les branches sèches, les racines traçantes, les cônes épars et tous ces appels du paysage sylvestre, et toute l’attention qu’ils requièrent.
Ainsi, à vingt mètres près, un monde et un chemin qui se découvrent de tronc en tronc, en échange de la hâte et de l’oubli de soi.
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