Leur métier puise aux racines de la forêt. Depuis plus de vingt ans, les cueillettes en canopée de Léon, Bernard et Hugues alimentent le marché de la semence forestière.
Les merises ! C’est avec elles que notre saison débute, fin juin, dans le sucre et la sueur. En sous-bois règne une tièdeur fruitée, qui contraste avec la canicule, là-haut, et l’ardeur des coups : la merise se gaule et il faut que ça grêle ! Les fruits mûrs éclatent sur les bâches, et nous devons parfois les défendre de la voracité des sangliers : un des peuplements les plus souvent récoltés se trouve au cœur d’un vaste élevage !
Les choses sérieuses commencent mi-août avec les résineux, sapins de Grandis et douglas. Au pied des arbres, les rangées de sacs lourds de cônes cueillis verts sont un poisseux butin à l’odeur enivrante. Payés à la tâche, nous nous tirons la bourre : c’est à qui finira le chantier avec le meilleur rendement et plein aux as. L’été s’étire ensuite côté frêne, érable et alisier. L’automne est bleu sapin ou épicéa, puis vient le tour des cèdre, des pins d’Alep, sylvestre ou pignon, maritime et laricio.
Notre saison se passe à 20, 30 voire 40 mètres du sol, aux confins des arbres et le l’Hexagone : des forêts d’Ardennes, d’Alsace et de Franche-Comté à celles des Landes et des Pyrénées, en passant par la Sologne, le Massif Central, le Lubéron ou la Camargue. « Ce que je retiens de ces saisons ? La liberté, l’amitié, la fête, l’espèce d’équipe que l’on forme et nos rendez-vous improbables : nulle part ailleurs qu’au pied des grands arbres, en pleine nature, évoque Hugues. Les nuits, en cercle autour du feu. Et la découverte d’endroits magiques ! Je me souviens de Belbriette, dans les Vosges … Nous étions dans les sapins, et il y avait des cerfs qui bramaient juste en dessous ! ». Tout au long de ces semaines de bivouac au plus épais des bois, nous nous sentons renouer avec le mystère de la forêt. C’est là que ressurgit cette part en nous de l’humanité première, bientôt vaincue par les empires naissants qui découvrirent comment la déforestation renforçait leur puissance, et dont la réussite sans partage se retourne contre la Terre aujourd’hui. Nous sommes d’autant plus proche de ce bienheureux sauvage en nous que chaque jour, là-haut, naissent de nos mains des forêts entières, où il trouvera toujours à se ressourcer.
Nos journées commencent par l’ombre, le taillis, les ronces. Déambulations. Comme s’il captait un signal de la graine, Bernard s’approche toujours des fûts porteurs de la plus abondante fructification – « les pépites ! » – promesse de gain. Il faut choisir un arbre et s’y lancer, conquérir ce qu’il a conquis, sa lutte pour la lumière, la vigueur de ses accroissements, son âge. Et déjà, les premiers cônes tombent dans le sac. On apprend vite à repérer l’arbre par lequel on enchaînera. S’il est proche, on passe d’une cime à l’autre et la récolte se poursuit ainsi, sans mettre pied à terre. « Là, c’est le bonheur, lâche Bernard. Ça a toujours été bien, des heures à cueillir des petites chouquettes… Les premières années, on ne vérifiait même pas s’il y avait des graines dedans ! » Devant chez lui, il construit une table d’orientation. « Elle indiquera les Fanges, la Motte d’Aulnay, le Mas de l’Ayre, Pin Fourcat… Quand tu es retourné quatre ou cinq fois sur le même peuplement, les arbres te sont familiers, tu les reconnais en grimpant. »
Au fil des ans, nous mesurons avec nos échelles la croissance de ces arbres. Ils évoquent des scores, des anecdotes : celui dont, par grand vent, on est soudain poussé à chevaucher la cime, comme un fragile balai de sorcière, et duquel on redescend plus mort que vif… Ou cet autre, dans lequel le rappel se dénoue, ce qui n’arrive jamais ! On y retrouve des gants, des mousquetons, des bouts de longe. Des cicatrices aussi, témoignages du labeur. « La mémoire des grimpeurs est pleine d’histoires qui nous conduisent ailleurs, sourit Léon… Pour la graine, tu voyages vers des forêts où tu n’aurais jamais mis les pieds. Et lorsque tu arrives en cime, c’est un spectacle total qui s’offre à toi ! Là, il faut prendre une minute à soi, en se laissant balancer par le vent… Tout autour, c’est comme dans le blé, ça fait des vagues ! »
Tronc commun des aventures vécues ici : l’effort, le risque, les éléments. Où l’on peut passer sans préavis de la prospérité aux revers des mauvaises années… « Ouvrez les cônes, faites des coupes de graines ! » exige désormais la sécherie, afin d’estimer la valeur de la cueillette qui commence. Parfois, alors, les ratés de la fructification nous poussent de peuplement en peuplement, à la recherche de la graine, sur toute une provenance dont la récolte est finalement annulée. Le cauchemar du grimpeur. Ou encore, c’est un caprice de la météo qui précipite la maturité des cônes. « Tu te souviens du sapin à Saint Quirin ? revit Léon. C’était bien mûr mais le crachin tenait les cônes fermés. Et puis, un jour, ça a viré au beau, avec un petit vent sec. D’un coup, c’était comme si tous les arbres s’étaient donné le mot pour éclater en même temps. On voyait les graines s’envoler au fur et à mesure que tournait le soleil. Avec la pluie d’écailles dans les branches, le dernier que j’ai grimpé rendait un son de cigale. »
Mais après avoir plané si haut, encore faut-il redescendre. Fouler l’humus au pied de ces épicéas parmi les plus beaux de France. Comme ceux de Chapois, dans le Jura, qui sont récoltés à plus de 50 mètres, avec sept échelles posées sous les premières branches. « Et là, c’était chaud parce qu’il en aurait bien fallu une huitième ! » Il nous faut revenir de toutes ces forêts, connues pour l’allure de leurs bois, leur droiture et leur élan. « La même équipe tourne depuis vingt ans, alors forcément on est loin d’être jeunes, l’épopée touche à sa fin, estime Bernard. Mais on a tellement bien bossé qu’on a construit les vergers. » Au cours des années 90, l’ONF et l’entreprise Vilmorin se sont associés pour gérer des vergers de conifères, produisant des semences améliorées. « L’INRA (Institut national de la recherche agronomique) et le Cemagref ont d’abord sélectionné les graines des plus beaux arbres qu’on avait récoltés, puis ensuite celles des meilleurs parmi eux. Pour le pin maritime, la seconde génération de vergers à graines est en production à Mimizan, nous y avons grimpé 24 000 arbres au cours de l’hiver 2002… soit 3000 par récolteur ! »
Aujourd’hui, tournant de la politique de reboisement, ce sont les feuillus qui ont le vent en poupe. Il y a dix ans, ils se récoltaient au sol, sur des coupes forestières. En marge d’un de leurs chantiers, voyant un petit frêne au bord de la piste, Léon et Bernard ont eu l’idée de le cueillir. Coup de pouce décisif pour le classement par l’ONF de frênes et d’érables à récolter sur pied, par grimpage ; où sont élus à nouveau des sujets remarquables, qualités phénotypiques oblige. « C’est pas marrant quand tu ne connais pas, ces feuillus, explique Léon. Il y a des fourches, c’est gazeux ! Et puis tu as oublié le crochet, tu n’as pas encore fabriqué ta sellette… Mais on s’adapte. C’est comme pour le verger : au début on faisait la gueule… des tout petits arbres, mais qu’il faut tous récolter, en rangs serrés, et l’ingénieur en bas, qui attends que tu comptes les cônes, pour la recherche ! »
Sur le marché, cependant, la demande s’équilibre entre graines issues de forêts et semences améliorées. Et point de vergers pour les feuillus… Il y a encore de fructueuses journées à passer dans les arbres, en se laissant prendre par le murmure du vent, baigné de la vitalité de la graine ; et une nouvelle génération de grimpeurs attend son heure. Prête à la relève. Prête à larguer les samares…
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