En aval de l’île Nancy s’étire une forêt sans âge. Une forêt de l’oubli. Une forêt druidique – il n’y manque qu’un chêne. La forêt de Perceval, le chevalier naïf, héros de la quête d’un Graal qui serait ici figuré par un oiseau fuyant, multicolore, totémique. La forêt de Merlin, ou celle de Robin, d’un Robinson plutôt, s’agissant d’une bande de terre cernée par les eaux de la Seine. Un territoire mince, effilé, où s’insinuent pourtant l’étrange, l’archaïque, l’exubérant. Où sombrent les heures, où s’effacent les repères. D’où surgit le merveilleux.
Les arbres y croissent et s’y côtoient en totale liberté. C’est un fait assez rare aujourd’hui pour que l’on s’y arrête. En Europe, la forêt originelle s’est construite d’elle-même au fil des ères géologiques, jusqu’à l’apparition du moine et du paysan. Le premier défriche afin de repousser l’ombre qui abrite les divinités païennes, marquant ainsi la frontière qui distingue l’univers sauvage du monde converti. Le second défriche pour mettre en culture les plantes annuelles qui nourriront les villes naissantes et les cohortes industrieuses. À leur suite vient le forestier. Son rôle est de reconstituer une forêt qui produise des bois droits et de bonne naissance. Les difformes, les rabougris, les tortueux, les lents en sont chassés, sans espoir de retour.
Sur cette ancienne île d’en Bas, devenue île Nancy, la forêt, oubliée, ressemble à celle des premiers jours. Non que l’homme ne l’ait jamais pénétrée. On y trouve au contraire les traces d’incursions fréquentes. Mais au moins parce que ceux qui la traversent le font en toute discrétion, sans aucune velléité de la soumettre ou d’en tirer un quelconque revenu.
Ici les arbres naissent, grandissent, se mêlent, luttent, s’imposent et règnent à leur guise. Ils perdurent. Ils mûrissent. Ils vieillissent. Ils s’éternisent. Ils s’obstinent, se figent, se raidissent, résistent. Ils se fissurent, se penchent, se tordent, se cassent, chaque branche à son heure. Ils s’affaissent, ils s’effondrent. Ils s’étendent. Ils gisent. Se délitent, se relâchent, se défont en leur temps.
Toute une vie à défier les bourrasques, la pluie, la foudre, les canicules. Toute une vie debout, à maintenir ouverte une vaste couronne, y accueillir écureuils et oiseaux, donner fruits et graines, nourrir et se nourrir, et dans sa mort nourrir encore, offrir à la terre et à la digestion bactérienne chacune de ses molécules, chacun de ses songes. Dans sa chute, un arbre en meurtrit trois. De sa souche, de ses cellules, trois autres renaissent. Cicatrices, torsions, rejets, fourches, nœuds. Tout se tourne et s’entortille, en quête de lumière. Ici le lierre saisit tout, recouvre tout. Ici ce sont des herbes hautes qui occupent le sol, ménageant des clairières. Ici toutes les graines d’un arbre maître, ayant germé ensemble, s’élèvent en un taillis serré d’arbres frères et bientôt fratricides.
Et cela est une forêt, emplie de souffles et de voix étranges qui captivent l’explorateur, le happent, qui l’attirent dans un creux, vers une clairière ou un bosquet, et l’égarent, l’ensorcellent à son insu, substituant une rive à l’autre, esquissant des chemins de motifs sibyllins.
Parmi les érables et les frênes on rencontre aussi les survivants d’anciens jardins. Des arbres qui ne purent arriver seuls sur l’île et, donc, y furent plantés. Épicéas ou cyprès, peuplier d’Italie ou noyers dont les fruits, des noix énormes, feraient encore la renommée d’un verger.
Il n’y a qu’un siècle, peut-être, que cette forêt fut rendue à elle-même. À en découvrir le peuple arborescent, à s’y laisser conter les vies qui enflent sous l’écorce, ce siècle en paraît cent.
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